Entretien avec Frédéric Richaud

Romancier, biographe, essayiste et scénariste de bande dessinées, vous évoluez dans le registre historique, toujours avec un grand soin apporté aux textes et aux dialogues. Lecteur de Patrick Rambaud, vous commencez parallèlement à vous intéresser à l’adaptation de romans en bande dessinée. C’est ainsi qu’en collaboration avec Ivan Gil, nait le projet de la trilogie La Bataille, d’après le roman primé Goncourt de Rambaud. À présent, c’est un autre de ses romans, Il Neigeait, que vous adaptez en bande dessinée, poursuivant ainsi le récit de l’épopée napoléonienne. Bérézina, trilogie dont le premier tome vient de paraître, raconte la célèbre retraite de Russie, de l’incendie de Moscou à la débâcle de la Grande Armée. Ce travail de longue haleine, historique et littéraire, précis et vivant, vous a demandé à la fois souplesse et rigueur factuelle.

Quelle est, selon vous, la force de la bande dessinée dans l’adaptation de faits historiques ?

La principale, sans doute, est de pouvoir reconstituer une époque sans avoir à débourser des sommes folles ! J’ose à peine imaginer combien coûterait l’adaptation au cinéma du roman de Patrick Rambaud, entre les décors, les costumes, les figurants, les effets spéciaux, etc. Plus sérieusement, l’un des principaux atouts de la bande dessinée historique est de pouvoir offrir à un grand nombre de personnes – je pense aux plus grands comme aux plus jeunes, l’opportunité de se pencher, avec une certaine légèreté, sur une période et un événement qu’ils auraient peut-être négligé autrement. Par sa structure et son organisation (contraintes de pagination), la BD impose au scénariste de faire un choix au milieu de tous les événements (et Dieu sait s’il y en a eu durant la campagne de Russie !), de ne garder que les plus significatifs, les plus spectaculaires.

Quel a été votre plus grand défi à relever pour réaliser le scénario de Bérézina ?

Le plus grand fut sans doute celui de parvenir à respecter le cadre strict de trois albums d’une cinquantaine de pages chacun. Le roman de Patrick Rambaud, formidablement documenté, fourmille d’événements, tous plus intéressants, plus trépidants, plus éclairants, les uns que les autres. Comment condenser en 150 planches les six terribles mois que dura la campagne de Russie ? Comment montrer la souffrance de ces hommes perdus dans le désert glacé des steppes ? Comment dire les rêves et les espoirs de chacun ? Patrick Rambaud avait toute la place pour le faire. Moi pas. II m’a donc fallu faire des choix, pas toujours faciles, trouver des astuces, avec, toujours, le même objectif : respecter au mieux le déroulé factuel de l’action et donner à voir, sinon à vivre, le ressenti des personnages principaux.

Quelles recherches complémentaires, en plus des ressources historiques à la base du travail de Patrick Rambaud, avez-vous dû mener ?

Il a fallu faire un énorme travail de documentation sur les décors, les uniformes, les costumes, etc. Le roman donne à imaginer ; la BD, elle, donne à voir, au sens le plus strict du terme. Nous tenions, avec Ivan, à ce que le lecteur se trouve littéralement transporté en Russie, au côté de Napoléon et de ses armées. Qu’il ait l’impression d’y être. Ivan a passé des mois à éplucher les livres et Internet à la recherche d’images de Moscou avant l’incendie. Ses images de la ville et du Kremlin sont tout simplement splendides. Albertine Ralenti et Elvire de Cock, les coloristes, ont, elles aussi, fait un extraordinaire travail de reconstitution. De mon côté, j’ai passé beaucoup de temps à rechercher des précisions concernant tel ou tel événement, à vérifier des dates, à recouper des informations ou à trouver des détails qui allaient donner chair à mon récit ; j’ai été très heureux, par exemple, de dénicher le relevé détaillé des températures épouvantables auxquelles les hommes furent confrontés lors de la retraite (jusqu’à -36° !). Cela m’a permis de mieux comprendre mes personnages, de m’effrayer de leur destin avec eux.

Du roman à la BD, quel a été votre travail d’adaptation des textes ?
Quelle est la valeur historique de la langue utilisée dans la BD, entre vulgarisation et souci de réel ?

J’ai eu la chance de travailler sur le texte d’un formidable metteur en scène doublé d’un redoutable dialoguiste. Patrick Rambaud n’a pas son pareil pour faire agir et parler ses personnages. En ce qui concerne les dialogues, je n’ai eu, dans la plupart des cas, qu’à les incorporer tels quels dans mes bulles. Et si, d’aventure, j’avais à en inventer moi-même, c’était facile : Patrick avait déjà donné le ton et le registre de langue de chacun.
J’imagine que le langage utilisé dans le roman et la BD est assez proche de ce qu’il a dû être dans la réalité. La distance qui nous sépare de Napoléon et de ses hommes n’est, somme toute, pas si grande. Il en va autrement lorsqu’il s’agit de faire parler des personnages du Moyen Age ou de l’Antiquité. Là, la question de la valeur historique mérite effectivement d’être posée. Encore que… Lire Murena en français nous dérange-t-il ? Sommes-nous gênés, de la même façon, lorsque nous entendons Louis XIV parler anglais dans la série Versailles ? La réponse est non. Parce que nous savons qu’un récit, un film, une bande dessinée historique, aussi détaillés, aussi réalistes qu’ils soient ou prétendent l’être, sont et resteront toujours une illusion.